Ce blog fait suite, après deux ans de silence, à Lal Behi > Lalbehyrinthes qui peut être consulté en manière d’archives. Seul subsiste ici un lien direct vers la série « Savinienne ». Les textes qui composeront ce blog sont un hommage aux fils qui nous contraignent ou nous relient de la plus délicate des façons. Sources d’inspiration et d’émotions contradictoires, s’il est un œuvre alchimique, c’est bien de les dénouer tout en conservant leur substantifique moelle.



samedi 22 octobre 2016

Mentonnière /n. v. 1/



            Elle n’avait semblé aussi sereine depuis longtemps, n’était la mentonnière qui maintenait de force sa bouche close – ou tentait de le faire. Il subsistait un léger espace interlabial, béance que les employés de la morgue rectifieraient d’un trait de colle. De cet écart, on ne voyait que l’intérieur des lèvres, sec et noirci.
            L’esprit se fixe sur des objets transitionnels tant qu’il peut éviter la douleur. Le mien a suivi ce même chemin : la mentonnière est devenue son champ d’investigation. Sa couleur, translucide, teintée de bistre, sans doute d’une nuance qui voulait se fondre avec celle de la carnation, m’évoquait le ton brunâtre de la voûte palatine des dentiers d’antan. Quelque chose de médical, quelque chose s’immisçant dans la bouche, dans l’ébauche de l’intimité, lieu d’entrée et de sortie, de sons, de rires, d’aliments, de baisers. Mais de mots, point ; depuis des années.
            Certaines mentonnières sont biodégradables ; voilà le genre de détails que l’on apprend incidemment à l’approche de la mort. Et lorsque celle-ci survient, cette biodégradabilité est matière à réflexion. Pourquoi fabriquer une telle mentonnière? Qui aurait l’idée saugrenue d’aller vérifier si, le corps corrompu, l’objet litigieux est toujours présent ? Je suppose qu’on ne pourrait obtenir de certificat d’exhumation à ce titre. Toujours est-il que ce merveilleux appareillage de maintien, pur de ligne et simple d’utilisation, accompagne mes pensées qui s’élancent, font le tour de la chambre, regardent le visage de mon père qui ne montre guère d’expressions – mais en a-t-il déjà montré ?
            Le corps gît sur le dos, dans la position la plus naturelle qu’on a pu lui imposer. Seul le genou gauche pointe sous le drap en signe de défi. Ce genou, c’est le détail sur lequel mon père achoppe. Un genou, une mentonnière. Il s’énerve un peu, sans lever le ton, comme si la mort couvrait tout bruit ou si l’on craignait de réveiller le défunt. Pourquoi le personnel n’a-t-il pas remis ce genou à sa place ? Il tourne autour du lit avec hésitation, appuie sur le genou, doucement, puis avec force, mais l’articulation s’entête à le narguer. À mon sens, c’est déjà un miracle que le corps ait cette presque rectilignité, alors que depuis une année il n’a pas quitté la position fœtale, fossilisé de souffrance et d’oubli. Il faudrait inventer une mentonnière des membres inférieurs.
            Je n’ai pas parlé à ma mère depuis longtemps. Fils indigne. D’abord, elle me répondait de mots inadéquats, puis rares. Elle m’a accueilli d’un borborygme que mon père traduisait à son idée – ces insupportables grognements. Un jour, je n’ai plus été dans ses yeux, je n’y ai vu nulle part mon reflet, même celui censé perdurer jusqu’à la fin.
            Sur l’oreiller immaculé, son visage est d’une telle maigreur que je ne peux le reconnaître. Ses joues creuses dessinent la forme de la mâchoire, le délinéament de la mandibule. La chair est figée mais pas tendue – la seule tension est celle du plastique de la mentonnière. Mentonnière à la présence palliative sans laquelle il faudrait m’abandonner au chagrin. À condition que je sache où le trouver, enfoui, enfoui.
            Mon père se demande comment ce genou récalcitrant entrera dans le cercueil. C’est compter sans le savoir-faire des pompes funèbres, savoir-faire que l’on devine mais dont on ne veut rien savoir. À quoi peut-on employer du coton méché ou un couvre-œil avec aspérités ? D’ailleurs, conserveront-ils ou non cette même mentonnière ? Dans le second cas, sera-t-elle biodégradable ? Ne resterait-il de ma mère que des os et du plastique ?
            Il règne dans la chambre une odeur que l’on croit être celle de la mort ; mais ce n’est que celle du chagrin – ou d’un soulagement coupable. Autrefois, ma mère et moi faisions de concert des gâteaux aux pépites de chocolat. C’était à celui dont le dessert serait le plus gonflé à la sortie du four. Je reverrais volontiers ces mains qui remuaient la cuiller en bois, mais je n’ose soulever le drap. La couleur de la mentonnière pourrait bien, tout compte fait, évoquer celle d’un caramel en cours de cuisson. J’ignore s’il est un ange de la mort, mais il est repoussé à grandes vapeurs de sucre. J’ai veillé toute la nuit et j’ai faim.

1 commentaire:

Lal Behi a dit…

Je copie ici le commentaire de Genovanna :
Un texte prenant qui traduit bien la carapace que l'on se forge devant la
souffrance injuste, les subterfuges de l'esprit pour refouler l'émotion.
L'irruption du souvenir du temps joyeux montre que cette carapace se
fendille.