Ce blog fait suite, après deux ans de silence, à Lal Behi > Lalbehyrinthes qui peut être consulté en manière d’archives. Seul subsiste ici un lien direct vers la série « Savinienne ». Les textes qui composeront ce blog sont un hommage aux fils qui nous contraignent ou nous relient de la plus délicate des façons. Sources d’inspiration et d’émotions contradictoires, s’il est un œuvre alchimique, c’est bien de les dénouer tout en conservant leur substantifique moelle.



mardi 22 novembre 2016

Déictique /n. v. 2/

            La chambre est vaste, trop d’ailleurs ; le lit y est perdu, elle est perdue dans le lit. Jusqu’où poursuivre cette mise en abyme ? On ne pourrait accuser le personnel d’imprécision, le drap est tiré au cordeau. Seules en dépassent la tête et la ligne supérieure des épaules. Du visage on ne voit presque rien, tourné qu’il est, enfoui qu’il est.
            Février est frais, c’est un mois idéal pour mourir. La corruption se plie à la température, capricieux enzymes. Février serait-il effectivement le mois idéal ?
            Mon père passe ses journées assis à ses côtés. Il la regarde, ce qui dépasse du drap pour le moins. Dans la matinée, on le voit qui tourne autour du lit, qui effleure ses cheveux, qui retend inutilement la couverture. La lisse du plat de la main ou du regard. Dans l’après-midi, on le voit qui tourne autour du lit, qui s’assied des heures durant. Et l’on voudrait savoir que lire dans ses yeux.
            Il y a entre lui et elle un espace infranchissable, moins d’un mètre, sauf par sa main parfois. Et encore touche-t-il le drap, les cheveux, au mieux son épaule à travers le tissu de sa chemise de nuit. La peau ? Il la regarde en silence – ce silence, je le lis aussi en lui, plutôt que le souvenir. Quant à moi, je cours avec le vent, l’absence de mouvement serait intolérable, toujours d’une longueur d’avance sur la souffrance. Je culpabilise de ne savoir qu’en faire des mots ; la chute sera-t-elle plus dure ?
            Février s’achève, son monde touche à sa fin. Le ciel dépose son absence de clarté, aplatit contours et valeurs ; murs pâles, draps pâles, carnation.
            Dans la soirée, on le voit qui tourne autour du lit, lui adresse une intention de baiser, un de plus, un de moins. J’essaie de la voir par ses yeux : son âge, son rire, ses mains. Son âge, le compte en est perdu ; son rire, l’écho oublié ; ses mains jamais ne franchissent le seuil du drap. Comment en conserver une autre image ?
            Des derniers temps qu’elle mangeait encore, elle daignait accepter quelques cuillers d’huile de noix de coco, douce et calorique (où plaisir et nécessité s’associent). Par prévoyance, ma sœur en a acheté plusieurs pots, en cas de besoin (« sachant qu’une mourante consomme environ 400 ml d’huile de noix de coco par semaine, de combien de temps peut-on prolonger sa vie en dévalisant le magasin ? » – ma sœur a toujours eu l’esprit mathématique). Les besoins n’ont pas couvert le nombre de pots, loin de là. L’un d’eux, pas encore entamé, a trouvé refuge dans le placard de ma cuisine. Je ne suis même pas sûr d’aimer l’huile de noix de coco, sauf par transfert alimentaire d’amour.
            Dans la chambre, tout est pesant, immobile jusqu’à la paralysie. J’ai osé soulever le drap pour serrer sa main – imposture ! qu’as-tu fait de la main de ma mère ? J’ai osé soulever le drap pour y serrer une main. En réponse, un borborygme. Ou n’était-ce qu’un soupir d’avoir dérangé sa quiétude ? Ou même rien.

lundi 14 novembre 2016

V4

            Évidemment, il fallut d’abord négocier. Luc n’avait pas de préférence quant au choix du restaurant, mais Alice était végétarienne. Celle-ci me rappela même, avec quelque perfidie, que j’avais été malade la dernière fois, après la pizza aux fruits de mer. Selon elle, il fallait y voir la vengeance posthume des coques, moules et autres crevettes qui composaient la garniture. En fin de compte, les éléments vinrent à mon secours, la pluie tomba en trombe et nous nous réfugiâmes dans le premier restaurant venu, un chinois.
            Alice commanda une salade de soja, du riz blanc et des légumes au basilic. Luc opta pour du porc au curry. Quant à moi, je jetai mon dévolu sur le canard à l’orange, mon plat favori. Et tant pis si je devais subir l’opprobre d’Alice.
            Il faisait chaud dans le restaurant, nous avions pris un apéritif ; Luc raconta une blague, le rire nous montait à la tête. La serveuse apporta les plats. Alice regarda le mien avec réprobation, je le fixai avec envie. Autour de la viande finement tranchée, quelques demi-cercles d’orange, d’une brillance fascinante, hémisphères de soleils couchants.
            Je relevai les yeux ; il me fallut un moment avant de m’apercevoir que le visage d’Alice avait pris la même teinte melonnée. Celui de Luc également. En fait, tout le restaurant baignait dans cette lumière orangée – le riz blanc paraissait safrané, les chips de crevettes à l’avenant. Il pleuvait toujours dehors et le soleil ne pouvait être responsable de cet état de fait. Luc et Alice ne semblaient pas avoir remarqué quoi que ce fût. Comme les sons me parvenaient assourdis, j’accusai l’alcool de l’apéritif et mon estomac à jeun de produire ces illusions et attaquai mon dîner.
            Je croquai ma première bouchée et Alice poussa un cri tonitruant. Je tournai mon regard vers elle, son visage n’était plus le sien mais celui d’un canard gigantesque (ou d’une cane, je n’en étais pas certain vu sa dyschromie) qui me fixait de ses yeux circulaires. Du coin de son bec, peut-on parler de commissure ?, s’écoulait un liquide orangé. Je cru d’abord à une plaisanterie d’Alice – d’autant plus que Luc me regardait d’une étrange façon – puis, effet ou non de l’alcool, à la possible vengeance du volatile qui remplissait mon assiette.
            Par réflexe, je mastiquai à nouveau ma bouchée, l’Alice-canard s’écroula dans son assiette de soja ; de son crâne sourdait une flaque visqueuse, d’un orange de plus en plus foncé. Inexplicablement, je ne pus faire un mouvement vers elle. Et Luc, au lieu de voler à son secours, me secouait par les épaules en hurlant des mots que je ne comprenais pas. Sans doute me traitait-il d’assassin – moi-même, je ne pouvais m’empêcher de faire le lien entre mon canard laqué et l’étrange comportement d’Alice. La sclérotique des yeux de Luc avait, comme le reste, une teinte d’oriflamme et, tandis qu’il parlait, je ne pouvais détacher mes yeux de ses dents du même coloris.
            La monochromatopsie cérébrale touche les régions inférotemporales du cortex visuel, notamment l’aire V4, provoquant parfois des hallucinations par effet de proximité. Elle est un signe – rarissime et méconnu – précurseur d’A. V. C. foudroyant.
            Dommage.

mardi 1 novembre 2016

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CE PARFUM
D’ENFANCE

PARFUMHALEINERELENT(DÉS)INFECTION