La chambre est vaste, trop
d’ailleurs ; le lit y est perdu, elle est perdue dans le lit. Jusqu’où
poursuivre cette mise en abyme ? On ne pourrait accuser le personnel
d’imprécision, le drap est tiré au cordeau. Seules en dépassent la tête et la
ligne supérieure des épaules. Du visage on ne voit presque rien, tourné qu’il
est, enfoui qu’il est.
Février est frais, c’est un mois
idéal pour mourir. La corruption se plie à la température, capricieux enzymes.
Février serait-il effectivement le mois idéal ?
Mon père passe ses journées assis à
ses côtés. Il la regarde, ce qui dépasse du drap pour le moins. Dans la
matinée, on le voit qui tourne autour du lit, qui effleure ses cheveux, qui
retend inutilement la couverture. La lisse du plat de la main ou du regard.
Dans l’après-midi, on le voit qui tourne autour du lit, qui s’assied des
heures durant. Et l’on voudrait savoir que lire dans ses yeux.
Il y a entre lui et elle un espace
infranchissable, moins d’un mètre, sauf par sa main parfois. Et encore
touche-t-il le drap, les cheveux, au mieux son épaule à travers le tissu de sa
chemise de nuit. La peau ? Il la regarde en silence – ce silence, je le
lis aussi en lui, plutôt que le souvenir. Quant à moi, je cours avec le vent,
l’absence de mouvement serait intolérable, toujours d’une longueur d’avance sur
la souffrance. Je culpabilise de ne savoir qu’en faire des mots ; la chute
sera-t-elle plus dure ?
Février s’achève, son monde touche à
sa fin. Le ciel dépose son absence de clarté, aplatit contours et
valeurs ; murs pâles, draps pâles, carnation.
Dans la soirée, on le voit qui
tourne autour du lit, lui adresse une intention de baiser, un de plus, un de
moins. J’essaie de la voir par ses yeux : son âge, son rire, ses mains.
Son âge, le compte en est perdu ; son rire, l’écho oublié ; ses mains
jamais ne franchissent le seuil du drap. Comment en conserver une autre
image ?
Des derniers temps qu’elle mangeait
encore, elle daignait accepter quelques cuillers d’huile de noix de coco, douce
et calorique (où plaisir et nécessité s’associent). Par prévoyance, ma sœur en
a acheté plusieurs pots, en cas de besoin (« sachant qu’une mourante
consomme environ 400 ml d’huile de noix de coco par semaine, de combien de
temps peut-on prolonger sa vie en dévalisant le magasin ? » – ma sœur
a toujours eu l’esprit mathématique). Les besoins n’ont pas couvert le nombre
de pots, loin de là. L’un d’eux, pas encore entamé, a trouvé refuge dans le
placard de ma cuisine. Je ne suis même pas sûr d’aimer l’huile de noix de coco,
sauf par transfert alimentaire d’amour.
Dans la chambre, tout est pesant,
immobile jusqu’à la paralysie. J’ai osé soulever le drap pour serrer sa main –
imposture ! qu’as-tu fait de la main de ma mère ? J’ai osé soulever
le drap pour y serrer une main. En réponse, un borborygme. Ou n’était-ce qu’un
soupir d’avoir dérangé sa quiétude ? Ou même rien.
1 commentaire:
Un texte émouvant, qui traduit de façon sobre les différences d'attitude devant la mort d'un être cher.
Un beau texte.
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