Évidemment,
il fallut d’abord négocier. Luc n’avait pas de préférence quant au choix du
restaurant, mais Alice était végétarienne. Celle-ci me rappela même, avec
quelque perfidie, que j’avais été malade la dernière fois, après la pizza aux
fruits de mer. Selon elle, il fallait y voir la vengeance posthume des coques,
moules et autres crevettes qui composaient la garniture. En fin de compte, les
éléments vinrent à mon secours, la pluie tomba en trombe et nous nous
réfugiâmes dans le premier restaurant venu, un chinois.
Alice
commanda une salade de soja, du riz blanc et des légumes au basilic. Luc opta
pour du porc au curry. Quant à moi, je jetai mon dévolu sur le canard à
l’orange, mon plat favori. Et tant pis si je devais subir l’opprobre d’Alice.
Il
faisait chaud dans le restaurant, nous avions pris un apéritif ; Luc
raconta une blague, le rire nous montait à la tête. La serveuse apporta les
plats. Alice regarda le mien avec réprobation, je le fixai avec envie. Autour
de la viande finement tranchée, quelques demi-cercles d’orange, d’une brillance
fascinante, hémisphères de soleils couchants.
Je
relevai les yeux ; il me fallut un moment avant de m’apercevoir que le
visage d’Alice avait pris la même teinte melonnée. Celui de Luc également. En
fait, tout le restaurant baignait dans cette lumière orangée – le riz blanc
paraissait safrané, les chips de crevettes à l’avenant. Il pleuvait toujours
dehors et le soleil ne pouvait être responsable de cet état de fait. Luc et
Alice ne semblaient pas avoir remarqué quoi que ce fût. Comme les sons me
parvenaient assourdis, j’accusai l’alcool de l’apéritif et mon estomac à jeun
de produire ces illusions et attaquai mon dîner.
Je
croquai ma première bouchée et Alice poussa un cri tonitruant. Je tournai mon
regard vers elle, son visage n’était plus le sien mais celui d’un canard gigantesque
(ou d’une cane, je n’en étais pas certain vu sa dyschromie) qui me fixait de
ses yeux circulaires. Du coin de son bec, peut-on parler de commissure ?,
s’écoulait un liquide orangé. Je cru d’abord à une plaisanterie d’Alice –
d’autant plus que Luc me regardait d’une étrange façon – puis, effet ou non de
l’alcool, à la possible vengeance du volatile qui remplissait mon assiette.
Par
réflexe, je mastiquai à nouveau ma bouchée, l’Alice-canard s’écroula dans son
assiette de soja ; de son crâne sourdait une flaque visqueuse, d’un orange
de plus en plus foncé. Inexplicablement, je ne pus faire un mouvement vers
elle. Et Luc, au lieu de voler à son secours, me secouait par les épaules en
hurlant des mots que je ne comprenais pas. Sans doute me traitait-il d’assassin
– moi-même, je ne pouvais m’empêcher de faire le lien entre mon canard laqué et
l’étrange comportement d’Alice. La sclérotique des yeux de Luc avait, comme le
reste, une teinte d’oriflamme et, tandis qu’il parlait, je ne pouvais détacher
mes yeux de ses dents du même coloris.
La
monochromatopsie cérébrale touche les régions inférotemporales du cortex
visuel, notamment l’aire V4, provoquant parfois des hallucinations par effet de
proximité. Elle est un signe – rarissime et méconnu – précurseur d’A. V. C.
foudroyant.
Dommage.
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