Ce blog fait suite, après deux ans de silence, à Lal Behi > Lalbehyrinthes qui peut être consulté en manière d’archives. Seul subsiste ici un lien direct vers la série « Savinienne ». Les textes qui composeront ce blog sont un hommage aux fils qui nous contraignent ou nous relient de la plus délicate des façons. Sources d’inspiration et d’émotions contradictoires, s’il est un œuvre alchimique, c’est bien de les dénouer tout en conservant leur substantifique moelle.



jeudi 30 mai 2019

Pelage

La première fois, c’est en tirant la tresse de sa sœur qu’elle voit le podium. Et sa sœur, contre toute attente, gagne la course de fond. Claire, elle, se préoccupe surtout de la petite touffe de poil, pas plus grosse qu’une pièce d’un centime, qui pousse sur son flanc. Puis, d’une caresse sur le dos du chat, elle entrevoit le pare-chocs. Le lendemain, l’animal passe à trépas, renversé. Et d’autres poils, roux, sous l’avant-bras. Roux comme ceux du chat.
            Ensuite, à chaque contact pileux, une vision, proche ou lointaine, erratique, mais immanquablement juste. On pourrait gloser sur le pourquoi, s’interroger sur la déviation du processus de kératogénèse de l’épiderme qui aurait gardé un lien osmotique entre peau et poil, s’exemptant de la phase de différenciation, peut-être à un niveau vibratoire. C’est sans doute ce que feraient les scientifiques dans leur besoin de classifier et de comprendre. C’est certainement ce qu’ils feront plus tard, précipitant Claire dans l’égarement.
            Quant à elle, l’avenir est au bout du toucher, toute pilosité livre le destin de son propriétaire. Malheureuse contrepartie, à chaque fois une nouvelle touffe de poils pousse sur son corps, en tous lieux, des poils identiques à ceux qu’elle a touchés, même texture, même coloris. Au début, elle les cache sous ses vêtements, mais ils grandissent tant qu’ils forment des volumes saugrenus qu’elle parvient de moins en moins à justifier. Pourtant, peu à peu, malgré son étrangeté, on se bouscule à sa porte pour un oracle. Et sa peau se couvre d’une toison encore éparse mais composite, multicolore.
            Un jour qu’elle prédit une faillite à un financier, celui-ci a le temps de revendre ses actions et de réinvestir ailleurs, récoltant ainsi des millions. Ainsi, le don de Claire ne se contente plus de dire le futur, il est la graine de sa modification. Hélas, que n’a-t-elle pu lire l’avenir dans ses propres cheveux ! Sa renommée grandit, tant de personnes changent par son intercession leur vie que l’étau se resserre. Sous prétexte d’études et de sécurité, elle est séquestrée par le gouvernement : on lui fait palper cheveux et poils et ses visions permettent la collusion politique, la manipulation des opinions, les succès électoraux immérités et, bien entendu, d’amasser des fortunes. C’est le triomphe de la malversation pilaire.
            Arrive le jour où l’épiderme de Claire est entièrement recouvert d’un patchwork de cheveux, longue toison qu’elle peigne chaque matin avec application ; elle a toujours été très soignée. Ne trouvant plus de zone vierge de contact, ses geôliers tentent de la raser, de l’épiler même, ce qu’elle trouve fort douloureux. Mais les poils repoussent avec obstination, et toute divination est désormais interdite. Elle devient une prisonnière inutile, mais encombrante. On ne peut décemment la relâcher, son apparence trahirait l’ignominie gouvernementale. Elle est donc maintenue en captivité, sans contact avec qui que ce soit, la science même finit par s’en désintéresser faute de résultats quantifiables.
            Peut-être est-ce dû à sa réclusion, qui sait aux expériences dont elle a été l’objet ou, pire, à la réification de sa nature, Claire perd progressivement la parole et, certains le pensent, la raison. Même si l’on ouvre la porte de sa cellule, elle ne s’en échappe pas. Le temps s’étire ; elle n’a plus qu’un unique compagnon, son peigne, avec lequel elle coiffe inlassablement sa fourrure fantasque, d’un geste lent et répétitif.