Lila geint, mais la chose était
entendue. Je suis parvenu à donner trois chatons, personne n’a voulu du
dernier, un borgne maigrelet. Pour certains, l’enfer c’est les autres, pour lui
ce fut son corps bancal. Alors, oui, le petit chat est mort. On ne pardonne pas
l’imperfection. Et je n’ai pas l’énergie de m’occuper d’un chat malingre et de
Lila conjointement.
D’ailleurs, depuis qu’elle ne quitte
plus son lit, je l’avoue, elle m’insupporte. Mon enfer, c’est elle, malgré le
lien qui nous unit, un lien peut-être trop ancien, érodé par la blancheur.
Lila compte sur mon épaule, mais je
ne les ai jamais eues larges. Un intellectuel recyclé en garde-malade. Et cependant,
la maladie me répugne ; moins que sa déchéance, c’est surtout son odeur.
Heureusement, la culture est mon viatique, mon barrage contre le Pacifique,
même s’il doit céder encore.
— Savez-vous, Lila, que les chats
n’ont que trois groupes sanguins : A, B et AB ? Impossible donc que
vous vous identifiiez à l’un d’eux. Je trouve fascinante cette homographie entre
la lettre O et le chiffre zéro.
— Avez-vous noyé le chat ?
— En réalité, j’ai d’abord voulu l’étouffer
et l’ai mis dans un sac en plastique. Comme la mort atermoyait trop à mon goût,
j’ai plongé le sac dans l’eau. Le temps qu’il se remplisse a encore prolongé
l’agonie de l’animal. Je crois n’avoir aucun don pour le meurtre.
— Dommage. J’aurais aimé qu’en guise
d’épilogue, nous mourions ensemble, c’est tout, côte à côte.
Lila se redresse dans son lit, avec
difficulté. Le drap glisse, elle hésite, renonce à le remonter. Je me demande
si, en fin de compte, le chat ne m’aurait pas tenu compagnie, à moi, plutôt
qu’à elle. Une compagnie vive et vivante, même avec un seul œil. Je feuillette
l’encyclopédie qui passe avec insolence de chat
à châtiment. Et de châtiment à crime, il n’y a qu’un pas. Je l’ai déjà franchi pour le chat, je ne
pourrais recommencer pour Lila, quelle que soit son insistance. Et si
Dostoïevski a écrit Les Démons et l’Idiot, c’est sans doute pour me
rappeler que les premiers ont plus de certitudes que nous et que je suis à
l’image du second. Et quand je mentionne leurs certitudes, il serait plus exact
de parler d’opiniâtreté.
Quant à moi, la pertinacité me fait
défaut, sauf peut-être celle qui se réfugie dans les livres. Qui pourrait
croire que la connaissance nous sauvera ? Certainement pas moi. Ni Lila, en
vérité, dont la peau et les couleurs s’étiolent. Cette perte de carnation,
cette désincarnation.
Lila se rehausse sur son oreiller.
Le flexible de la perfusion tire sur le cathéter central. On pourrait gloser
sur sa position sous-clavière, mais moi-même reste sans voix. Sous les
mouvements conjugués du flexible et des reptations de Lila, sa jaquette glisse,
révèle son torse, plus étique que la pauvre bête que j’ai noyée.
— Rhabillez-vous, Lila.
Son regard indifférent. Je regrette
le pelage du chat, soyeux malgré sa borgnitude. Je regrette la culpabilité qui
prend toute la place entre elle et moi. Et enfin, la colère impuissante – ou
l’égoïsme, allez savoir. Je remonte son vêtement d’autorité :
— Vous ne faites plus preuve
d’aucune pudeur, ni même ne couvrez ce sein que je ne saurais voir sans frémir.
— Ne vous y habituerez-vous jamais?
C’est pourtant son aspect. Et cet extérieur en est sans doute la meilleure part.
— Mais ce que vous nommez aspect, je
l’appelle mutilation.
Et moi, j’ai tué ce chat,
cachectique et cyclopéen.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire